XXXVII
Elias Vale approchait de la ville sacrée, laissant des traces sanglantes sur la terre grasse dont se nourrissaient les pins-sauges.
Il n’avait pas l’habitude de la forêt darwinienne sauvage. Son dieu guidait ses pas. Après l’avoir tiré du train à Perseverance, il lui avait fait dépasser les mines primitives de l’arrière-pays, l’avait entraîné sur les routes de terre et de gravier puis, enfin, dans la forêt infinie. Là, il l’obligeait à contourner le cercle blanc des ossements rejetés par les nids d’insectes, l’aidait à trouver de l’eau potable, le protégeait du froid des belles nuits automnales. Sans doute était-ce lui encore qui donnait à Vale cette impression de plénitude, de lucidité, cette certitude d’avoir un but.
Pourtant, il ne lui avait pas expliqué la perte rapide de ses cheveux et de ses ongles, non plus que l’état de sa peau immortelle déchirée, qui partait en lambeaux à la plus infime blessure. Les bras du spirite n’étaient qu’un patchwork de meurtrissures suintantes, ses épaules l’élançaient, son visage – aperçu pour la dernière fois dans une flaque d’eau glacée – paraissait tomber en pièces délimitées par ses cicatrices rouvertes. Des fluides séchés raidissaient ses vêtements. Il répandait une puanteur chimique acide.
Vale grimpa une pente boisée, y abandonnant sa traînée rose de ver géant. Son exaltation allait crescendo, flamboyante : on arrive, murmura son dieu. Lorsque le marcheur atteignit l’arête de l’éminence, il découvrit en effet la cité rédemptrice, la ville sacrée, étincelant sombrement dans son vallon secret, immense, impériale, antique, peuplée d’élus après être restée si longtemps inhabitée. Son cœur, le puits de la Création, battait toujours sous le dôme brisé. Même à cette distance, Vale percevait le parfum de la mégapole, une fragrance minérale de vapeur et de granite froid frappé par le soleil. Il avait envie de pleurer de gratitude, d’humilité, d’exaltation. Chez moi. Je suis chez moi, après toutes ces années dans tous ces taudis sans lumière et ces allées obscures. Enfin.
Il dévala en courant la colline, heureux, agile quoique essoufflé. Un périmètre de barbelés l’arrêta, où des hommes comme lui, des demi-dieux suintant d’un plasma rosâtre, lui souhaitèrent en silence la bienvenue.
En silence, parce que les paroles étaient inutiles et que certains d’entre eux n’eussent sans doute pas pu parler, même s’ils l’avaient voulu : leur peau tombait de leur visage tel du papier mâché pourrissant. Ce n’en étaient pas moins les frères de Vale, qui les rencontrait avec un immense plaisir.
Ils lui donnèrent un fusil automatique et une boîte de munitions, lui montrèrent comment les jeter sur son épaule pustuleuse puis comment armer le fusil et tirer. Ensuite, quand le soleil déclina, ils le guidèrent jusqu’au dortoir installé dans une ruine. Il se vit attribuer un matelas trop mince au cœur de l’obscurité rocheuse, où régnait une puanteur organique de chair mourante, d’acétone et d’ammoniaque, mêlée au parfum plus subtil de la cité elle-même. Des gouttes d’eau tombaient, quelque part, d’une pierre sur une autre. La musique de l’érosion.
D’abord incapable de trouver le sommeil, Vale y sombra enfin et se mit à rêver. Des cauchemars d’impuissance totale dans lesquels il étouffait peu à peu, prisonnier de son propre corps, submergé, suffoqué par les effluves que dégageait sa chair. Tout son être se tendait vers un chez-lui différent, non pas la ville sacrée mais un lieu hors d’atteinte depuis bien longtemps.
En se réveillant, il se découvrit couvert de délicates pustules vertes, la peau semblable à du cuir maroquiné.
Il passa la journée avec une ligne d’artilleurs improvisés, demi-dieux muets encore capables de manier un fusil.
Les autres – aux mains transformées en griffes déchiquetées, au corps secoué de convulsions, dont les épines dorsales élargies avaient donné naissance à de nouveaux membres – réfléchissaient ailleurs à leur tactique.
Grâce à la communication silencieuse établie avec son dieu, Vale comprenait en partie au moins la situation. Ces métamorphoses, pour naturelles qu’elles fussent, étaient intervenues trop tôt, à cause d’un sabotage perpétré dans le royaume divin.
Ses dieux, quoique puissants, n’étaient pas omnipotents ; malgré leur savoir, ils n’étaient pas omniscients.
Ce qui expliquait qu’ils eussent besoin de son aide.
Il était d’ailleurs heureux de les servir, bien qu’une partie de lui protestât contre sa captivité, qu’il éprouvât de temps à autre une douloureuse nostalgie de son humanité toute simple.
Nul ne parlait, dans la ville sainte, même si le sommeil arrachait encore des cris à quelques-uns de ses habitants. Il semblait qu’ils eussent abandonné le langage dans la forêt, derrière les barricades couvertes de barbelés. Tous les élus abritaient un dieu, et tous les dieux au bout du compte ne faisaient qu’un, alors à quoi bon parler ?
Pourtant, la partie de Vale qui soupirait après son humanité soupirait également après les échos d’une conversation. Le staccato des coups de feu et les claquements de pas résonnaient à travers les avenues de pierre dans un silence mélancolique. Jusqu’à la voix intérieure de l’ancien spirite qui commençait à s’affaiblir, sombrant dans l’incohérence.
Le lendemain, il s’éveilla revêtu d’une peau neuve d’un vert de forêt, d’une luisance de vernis, dont les jointures laissaient cependant encore échapper un fluide blanchâtre.
Il se débarrassa de ses derniers vêtements puants. La pudeur n’avait pas sa place dans la ville sainte.
La faim ne tarda pas à appartenir au passé, elle aussi.
Il aurait besoin de se nourrir, par la suite, et beaucoup, pour compenser les périodes de vaches maigres, mais cela pouvait attendre.
Il lui fallait en revanche boire énormément. Ses frères avaient posé une conduite grossière menant de la rivière à la périphérie de la cité. Là, elle déversait à flot une eau au goût de pierre et de cuivre qui allait se perdre dans la terre alpine des rues défoncées. Les hommes en buvaient tous des seaux entiers.
Si on pouvait encore les qualifier d’hommes. De toute évidence, ils se transformaient en quelque chose de différent. Leur corps changeait radicalement. Certains arboraient à présent une deuxième paire de bras, excroissances courtaudes émergeant de la musculature modifiée de leur cage thoracique, ornées de doigts minuscules qui se crispaient en l’air par réflexe.
Malgré ce qu’il avalait, Vale n’avait aucune envie d’uriner. Son nouveau métabolisme s’avérait plus efficace que l’ancien – heureusement : la nuit précédente, il avait perdu son pénis. Il l’avait découvert reposant sur le matelas tel un pouce gangrené.
Toutefois, l’ancien spirite préférait ne pas trop y penser. Cela interférait avec son euphorie.
L’air automnal était frais, agréable.
Elias Vale avait prédit bien des avenirs, vrais ou faux. Il avait plongé le regard dans bien des âmes, comme à travers un cristal scintillant, pour épier ce qui y flottait. Une capacité qui avait été fort utile aux dieux. Mais il n’avait pu prédire son propre avenir.
Était-ce réellement important ?
Son dieu lui avait un jour promis fortune, vie éternelle, pouvoir. À présent, tout cela lui semblait terriblement futile – consolations offertes à un enfant.
Nous servons pour servir. Une logique fonctionnant en circuit fermé, mais tellement vraie.
Il sentait le puits de la Création battre tel un cœur au plus profond de la ville sainte.
Son visage s’était épluché comme une orange. N’ayant nul miroir où se contempler, il ignorait à quoi il ressemblait.
Son dieu l’entraîna plus loin dans la cité, l’intégra au cercle des gardiens de confiance dispersés autour du dôme central.
Elias Vale s’estima honoré de remplir pareil devoir.
Ce soir-là, il s’endormit dans l’ombre glacée de la coupole, la tête sur un oreiller de pierre. Il se réveilla au son du mortier.